Chef de cave chez Krug depuis 21 ans, Eric Lebel cédera sa fonction le 1er janvier prochain à Julie Cavil qui le seconde depuis 2006. Une transition en douceur qu’évoque ce grand monsieur de passage à Bruxelles le 18 novembre dernier.

Il y a un peu plus de 170 ans, en 1848, Joseph Krug rompit avec les conventions et traditions  pour suivre sa vision: créer chaque année l’expression la plus généreuse du champagne, indépendamment des aléas climatiques. Pour cela, il va constituer une vaste bibliothèque de vins de réserve en respectant l’individualité de chaque parcelle, seule manière selon lui de d’obtenir des cuvées de prestige tous les ans.

Les six générations de la famille Krug perpétuent cet héritage. Chaque année en janvier, l’équipe des œnologues « recrée » les innombrables facettes de la Grande Cuvée en dégustant les vins de l’année, ainsi que ceux des quinze dernières années pour en sélectionner les meilleurs. Plus tard, chaque bouteille séjournera encore sept ans en cave avant d’être mise sur le marché.

En nous accueillant, Éric Lebel nous sert, la 167e édition de la Grande Cuvée, sur une base 2011. « Quelque 191 vins provenant de 11 années ont été utilisées pour cette cuvée, explique-t-il », le plus ancien vin de la bouteille étant de 1987. Toutes ces informations, et d’autres encore, se retrouvent en scannant le Krug ID de l’étiquette, chacun pouvant ainsi découvrir l’histoire de sa création.

Succession

Dès le début de l’année prochaine, Eric Lebel cédera donc sa fonction à Julie Cavil, engagée comme œnologue chez Krug en 2006. D’abord pour le Clos du Mesnil, puis pour le Clos d’Ambonnay, avant d’être nommée direction de l’œnologie.

«  Je travaille en toute confiance avec Julie qui est chez nous depuis 13 ans, je ne voyais pas quelqu’un qui est là depuis six mois pour me succéder, c’est un travail de longue haleine. Chaque cuvée prend sept ans, il faut prendre du temps pour construire l’inoubliable. J’ai donc arrêté de faire des cuvées depuis sept ans, il est temps de m’arrêter mais je continuerai toujours à voyager et je suis encore là pour quelques années. »

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La réserve précieuse de la maison… © Vanel


L’expérience

Quel regard porte-t-il sur ces vingt ans, par quoi a-t-il été le plus marqué ? Notre maitre de cave répond sans détour : « Globalement, j’ai apprécié de pouvoir mener mon travail en toute indépendance, et cela va bien quand on crée, on a besoin d’être seul (avec l’équipe bien sûr), mais il ne faut pas qu’on soit embêté à chaque instant, tout le temps sollicité.

J’ai toujours eu d’excellents rapports avec mes patrons. Surtout avec Henri Krug, cinquième génération, c’est lui qui est venu me chercher, et il y avait un gros challenge à faire à l’époque, celui de construire une équipe. J’ai mis facilement sept ou huit ans pour le faire. Les choses ont beaucoup évolué, car dès 2001, on a commencé à voir apparaître les normes HACCP, 9001, 22000, 14000,… tout ce qui est sécurité alimentaire, environnement, et ainsi de suite. Il a fallu aussi que le staff grandisse et se spécialise vers ces notions de certification. Surtout en 2001, au moment de la première certification,où j’ai tout de suite voulu qu’on écrive tout ce qu’on faisait, c’était déjà dans une notion de transmission. Parce que ce sont des métiers, notamment chez Krug, qui sont tellement spécialisés qu’il n’y a pas d’école pour cela, c’est sur le terrain, ce sont les anciens qui transmettent.

Et lorsque vous arrivez dans les années 2000 comme chef de cave chez Krug, vous connaissez certaines choses, mais évidemment pas tout. Il y avait cette volonté d’écrire les choses pour pouvoir dire après aux nouveaux qui arrivaient : voilà le process, tu vas faire ce qui est écrit et on va écrire ce qu’on fait.

C’est tout de suite pour moi une notion de générosité et de transmission de son savoir sans aucune notion de hiérarchie, expliquer pourquoi il faut travailler de cette manière pour éviter certaines conséquences. Même prendre une bouteille dans une caisse et la mettre sur pupitre ne se fait pas n’importe comment.

Dès la première minute, il y a une notion de transmission qui est importante dans la maison. C’est un mot qui devient de plus en plus à la mode, mais cela doit se faire dès le premier instant où l’on demande à quelqu’un de faire quelque chose, en lui expliquant pourquoi il faut le faire de cette manière. Joseph Krug voulait créer un champagne qui n’existait nulle part ailleurs, de créer la plus généreuse expression du champagne. Et cela au milieu du XIXe siècle ! Il a eu une vision et il l’a écrite sur ses carnets dès 1848, une autre histoire de transmission. »

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Les livres de cave sont désormais numérisés et pilotés via un iPad.


Et après?

Mais Eric Lebel ne quittera pas tout du jour au lendemain: “Je vais continuer à faire la même chose, sauf que je vais prendre un peu plus de recul. Dans les moments importants, je serai peut-être au-dessus de l’épaule de Julie, mais cela fait quand même 13 ans qu’on bosse ensemble, je suis assez rassuré sur l’avenir.

Cela va me permettre d’apporter un peu de conseil, d’expertise sur des des projets autres au sein du groupe, cela peut être un peu plus large, une dimension plus Moet Hennessy, groupe ou maison, du moment que cela reste dans mon domaine de compétence. Je suis vraiment un pur technicien, je ne sais que vivre les pieds dans la terre, avec les vignerons.

Si on parle finances ou commerce, j’écoute et je vais surtout bien ouvrir mes oreilles pour apprendre plein de choses, mais… (rires). Par contre, si je visite une maison qui élabore du vin, il y a des choses œnologiques qui m’interpellent, des choses dans ma spécialité qui me mettent en éveil ou si on me pose une question, là effectivement j’interviens. Cela peut être hyper enrichissant mais toujours avec cette notion de transmission, de générosité, de donner. »

Joseph 2.0

Les prochaines années ne seront pas simples pour Krug, car le bâtiment actuel acheté en 1860 en périphérie de Reims est désormais en plein centre de la ville, empêchant toute expansion et grands travaux. Sans compter que les standards de l’époque ne sont forcément plus ceux d’aujourd’hui.

Le département Oenologie de Krug sera donc donc transféré dans les prochaines années vers un nouveau site, vraisemblablement le village d’Ambonnay où la maison dispose déjà d’un cellier et d’une réserve foncière.  Mais rien n’est fait, le projet qui répond au nom de code Joseph 2.0 n’est encore qu’au stade d’embryon. « Deux ans d’étude, trois ans de réalisation, c’est un dossier à 5 ans qui n’est donc pas pour moi, conclut Eric Lebel, c’est un dossier d’avenir et c’est Julie qui le pilote déjà. » La transmission a déjà commencé…

Marc Vanel – 19/11/19