La Guadeloupe accueillera la 23e édition du Concours Spirits Selection en juin 2022. L’occasion pour ses organisateurs de mettre l’accent sur cette région et sa production de rhum. Le point sur l’indication géographique protégée (IGP) adoptée en janvier 2015 et qui stipule les conditions de production des rhums agricoles et traditionnels de Guadeloupe.

Coincée entre la mer des Caraïbes et l’océan Atlantique, la Guadeloupe est un chapelet d’îles très diversifiées dans les Antilles françaises. Grande-Terre, Basse-Terre, Marie-Galante ou encore les Saintes, autant de noms qui évoquent plages de sables blanc et cocotier. Un climat exceptionnel permet à la canne à sucre de s’y épanouir pour produire du sucre, du rhum agricole et du rhum traditionnel.

La production annuelle de rhum en Guadeloupe atteint environ 80.000 hectolitres d’alcool pur (soit 8 millions de litres!), dont les rhums agricoles représentent 43 %, contre 57 % pour les rhums traditionnels de sucrerie. L’industrie rhumière est constituée d’unités de production familiales, dont 70% sont encore de petites unités. Une Indication Géographique Protégée (IGP) datant de janvier 2015 fixe les conditions de production des rhums de Guadeloupe. Elle vise à garantir l’origine géographique, mais aussi la qualité, la réputation ou toute autre caractéristique pouvant être attribuée à la production guadeloupéenne.

Le cahier des charges de l’IGP Guadeloupe s’est voulu suffisamment souple ; il fixe une obligation de moyens et non de résultats, puisque les rhums destinés à l’embouteillage ne sont pas soumis à l’approbation d’un comité de dégustation. L’IGP fixe un cadre autour des techniques de production, tout en laissant suffisamment de liberté aux producteurs. Les parcelles ne sont pas figées. Il s’ensuit une très grande diversité de produits. L’IGP  permet à chaque distillerie d’élaborer un style qui lui est propre et par conséquent de se différencier dans le monde du rhum.

 

Dans les cuves de Damoiseau – © Vanel

1) Une IG pour des rhums agricoles et de mélasse

L’IGP Guadeloupe reconnaît deux types de rhum : le rhum agricole, élaboré à partir de pur jus de canne frais, aussi appelé « vesou », et le rhum dit industriel, qui peut être élaboré à partir de mélasse, sirop ou miel, issu exclusivement de l’industrie sucrière cannière. En effet, contrairement à la Martinique où aujourd’hui la quasi totalité de la production de canne à sucre est destinée à la fabrication de rhum agricoles, la Guadeloupe a conservé une forte activité sucrière avec les sucreries de Grande Anse sur l’île de Marie Galante et Gardel sur l’île de Grande-Terre.

Des 600.000 tonnes de cannes produites annuellement sur les 13.200ha de surface agricole dédiée, 10% seulement sont destinés à la fabrication de rhum agricole. Les 90 % restants sont transformés dans les sucreries. Or, la production de sucre engendre une production de mélasse, à raison d’environ 43 kg de mélasse par tonne de canne traitée, soit près de 23 000 tonnes de mélasse chaque année. Cette mélasse peut être transformée en rhum, qu’on appelle alors rhum traditionnel.

Une seule unité distille du rhum de mélasse sur l’archipel, la distillerie Bonne Mère située à Sainte Rose. Elle achète la mélasse fraîche des deux sucreries pour produire des rhums  révélant d’intéressantes notes balsamiques. Les rhums de mélasse entrent dans la composition de nombreuses marques régionales et nationales : Négrita, Old Nick, Darboussier, Fajou, Contrebande, punchs et arrangés de Madras…

Huit distilleries fumantes produisent des rhums exclusivement agricoles : Damoiseau, Bologne, Longueteau, Montebello et Reimonenq sur les îles de Grande Terre et Basse Terre, Bellevue, Bielle et Père Labat sur l’île de Marie Galante. A cela il faut ajouter les marques de rhum Karukera, Séverin, les punchs Mabi,… qui ne disposent pas de leur propre unité de fermentation/distillation.

 

Musée du rhum de la distillerie Reimonenq – © Spirits Selection

Une dixième distillerie complète le paysage des rhums de Guadeloupe. La distillerie Papa Rouyo produit du rhum pur jus sans pouvoir prétendre à l’IGP, car la règlementation des rhums agricoles de Guadeloupe oblige le producteur à broyer, fermenter et distiller les jus sur le même site. Pour l’instant, l’unité de broyage située au Moule produit les jus frais qui sont envoyés à la distillerie située sur Basse Terre à Goyave.

On retrouve également des assemblages de rhum traditionnel et de rhum agricole, par exemple chez Karukera et Damoiseau. Les notes balsamiques s’associent bien au côté fruité des rhums agricoles. Ils peuvent aussi prétendre à l’appellation « Rhum de Guadeloupe ».

2) Le rendement à l’hectare

Théoriquement, l’IGP ne pose aucune limitation quant au rendement de production de canne à l’hectare. La production varie de 30 à 80 tonnes, voire jusqu’à 100 tonnes sur Basse Terre. Elle est influencée par le type de sol, l’exposition de la parcelle, la quantité d’eau que reçoivent les cannes, les épandages pratiqués ainsi que par les variétés de cannes sélectionnées.

3) Les variétés de cannes

La canne noire, une spécificité de la distillerie Bologne

Toutes les variétés sont acceptées par l’IGP. Le choix d’une variété est fonction de son adaptation au terroir. La canne blanche, jaune, rouge, bleue, grise (Bielle) ou encore noire (Bologne) sont les variétés les plus cultivées pour la production des rhums agricoles.

Retenons qu’il existe également une grande variété de cannes cultivées spécifiques ou non pour  à la production de sucre. Le choix d’une variété sera fonction principalement du type de sol où elle sera cultivée (acide, alcalin, exposition), mais aussi de sa résistance aux maladies, de sa réponse à des pratiques culturales, de la méthode de récolte, ou encore bien entendu du profil aromatique souhaité.

Mais bien que toutes les variétés soient acceptées par l’IGP, les producteurs font face à d’autres contraintes. Ainsi, la variété de canne ne peut être trop fibreuse afin que le jus puisse être extrait dans des moulins. Si la récolte est mécanique, le choix se porte également sur une variété qui s’effeuille assez facilement par ventilation. En effet, une feuille trop bien attachée à la tige se retrouvera dans le bac de réception de la canne tronçonnée, ce qui peut avoir des conséquences indésirables sur le produit final. Cette contrainte ne s’applique pas à une récolte manuelle, puisque le coupeur éliminera lui-même les feuilles.

 

Machine de récolte – © Spirits Selection

4) Irrigation et épandage

Il est évident que la quantité d’eau reçue par les cannes tout au long de leur développement est l’un des facteurs clés du rendement d’une parcelle. Dans l’archipel guadeloupéen, soumis à une saison sèche (de décembre à mai) et à une saison humide (de juin à novembre), il existe de fortes disparités de précipitations d’une région à l’autre. Les régions de Grande Terre et Marie Galante sont moins arrosées que Basse Terre. L’irrigation, bien qu’autorisée par l’IGP, et qui pourrait avoir un impact favorable sur les rendements dans les régions les plus sèches, est néanmoins peu pratiquée.

La décision d’irriguer ou non une parcelle répond à des contraintes techniques et économiques, mais aussi de disponibilité en réserve d’eau. Or les nappes phréatiques sur Grande Terre et Marie Galante ne se remplissent que par infiltration d’eau météorique durant la saison humide, et se vident assez rapidement en saison sèche. Et depuis peu, le réchauffement climatique est venu perturber ce fragile équilibre. L’année 2020 fut classée parmi les années chaudes et anormalement sèches. En 2019, on a enregistré de fortes disparités d’une région à l’autre ou des déficits importants à des périodes peu habituelles. Ce dérèglement fragilise la ressource en eau disponible pour une éventuelle irrigation.

La topographie du lieu et la surface des parcelles imposent aussi des contraintes financières importantes, si bien que très peu de petites parcelles sont irriguées. En Grande Terre, seules les parcelles exploitées par la sucrerie Gardel sont suffisamment grandes pour justifier l’investissement.

Les vinasses résultant de la production de rhum représentent des volumes importants dans chaque distillerie, mais aussi dans les sucreries. Elles constituent des amendements intéressants. L’IG en autorise leur épandage mais sous certaines conditions. Elles doivent être préalablement dégradées par aération dans des bassins pour en réduire la charge organique (DCO) et éviter la pollution des nappes et des sols. Elles sont alors mélangées le plus souvent à la bagasse pour être épandues sur les sols, après analyse de la vinasse et autorisation de la direction de l’environnement (DEAL).

 

Aération des vinasses à la Distillerie Bellevue – © Spirits Selection

5) La période de récolte et de distillation

D’après l’IGP, la récolte de la canne peut être réalisée tout au long de l’année, bien qu’en pratique elle n’ait lieu qu’en saison sèche, au moment où la canne atteint sa pleine maturité. La saison des pluies et les cyclones ne sont  pas propices à la récolte, les sols sont trop humides pour permettre l’intervention des engins mécaniques.

La distillation est elle aussi autorisée toute l’année par l’IG. Pour les rhums agricoles, la distillation a lieu en  période de récolte puisque la canne fraîche doit être traitée rapidement, et le jus fermenté qui en résulte directement distillé. La mélasse pouvant être conservée pendant plusieurs mois, sa distillation est possible tout au long de l’année.

6) Conduite des fermentations

Aucune règle n’est imposée par l’IGP sur la fermentation, si ce n’est l’obligation de procéder à une fermentation discontinue, c’est-à-dire par cuvées.

Par exemple, chez Bologne, les fermentations sont réalisées en 36 heures, 72 heures chez Reimonenq, 24 chez Damoiseau ou encore 48 heures chez Longueteau. Levures de boulangerie, levures sélectionnées, levures indigènes ou levures propres isolées et cultivées (comme chez Bologne), chaque distillerie est libre de procéder comme elle l’entend.

7) Distillation continue en colonne, discontinue en alambic ou en colonne multi-étagée

L’indication géographique autorise la distillation selon plusieurs techniques, pour les deux types de rhum.

La colonne continue de Bellevue – © Spirits Selection

La plus pratiquée, la colonne continue multi-étagée avec reflux (aussi appelée colonne créole) permet de produire des rhums aux profils aromatiques variés. La hauteur de la colonne comme le nombre de plateaux et leur diamètre influent sur le profil aromatique du distillat en sortie, et chaque distillerie peut donc avoir son style propre. La zone d’épuisement est cependant fixée à 15 plateaux minimum (les distilleries guadeloupéennes ont en moyenne 20 plateaux) et la zone de concentration à 50 plateaux maximum (en pratique, de 5 à 9 plateaux sont utilisés). Il n’y a en revanche aucune  restriction sur le diamètre des colonnes, et l’IGP n’impose pas le cuivre pour la colonne de concentration.

Le distillateur est libre de réaliser le tirage à différents niveaux de la colonne de concentration, ou tout simplement en tête. Plus le tirage est bas, c’est-à-dire sur les plateaux inférieurs, plus le TAV (taux alcoométrique volumique) descend, et plus le TNA (taux de non-alcool en gr/HAP) augmente. Chaque distillerie a sa recette propre.

Le  TAV  de coulage  est fixé à maximum  90%, quel que soit le type d’appareil utilisé, contre 75% maximum pour une colonne créole martiniquaise. Elle laisse donc une plus grande latitude aux distilleries guadeloupéennes, qui peuvent  produire des rhums riches ou plus légers, tout en respectant le taux minimum de TNA de 225 gr par HAP fixé par l’IGP.

La distillation discontinue en alambic à repasse dans une chaudière de maximum 3000 litres est également autorisée. Papa Rouyo, nouveau venu dans le paysage des rhums de Guadeloupe, a opté pour cette technique, bien qu’il ne puisse pour l’instant prétendre à l’IG pour les raisons évoquées ci-dessus. L’atelier de distillation, entièrement automatisé, est équipé d’un « wash still » de 2200 litres et d’un « spirits still » de 1100 litres. Par le triage des têtes et des queues de distillation, ainsi que des « secondes », l’alambic produit un style de rhum pur jus plus gras, unique et original mais également économiquement beaucoup plus cher à produire. La production est naturellement limitée par la capacité de la chaudière et nécessite plus d’énergie.

Enfin, la distillation discontinue multi-étagée dans un alambic de style Muller ou privat est également possible.

8) Vieillissement tropical obligatoire

Le vieillissement tropical est obligatoire pour revendiquer l’IGP. Les rhums ambrés et vieux doivent impérativement être vieillis sur l’archipel. Quant à l’embouteillage, il peut être réalisé sur le continent, quel que soit le type de rhum, jeune ou vieilli. Un élément qui pourrait être favorable à l’IG alors que le prix du transport maritime vient de connaitre de très fortes hausses.

9) Ce qu’il faut retenir de l’IGP Guadeloupe

L’objectif premier de l’IGP  est de protéger les producteurs de rhum de Guadeloupe des « indélicats », ceux qui pourraient prétendre produire sur l’archipel alors que la provenance de leurs distillats serait différente.

L’IGP n’est en réalité qu’assez peu contraignante, et laisse la part belle tant à l’agriculture qu’à la méthode de distillation. Les rhums qui en bénéficient ne sont donc pas figés, et chaque consommateur sera en mesure de trouver un produit qui lui convient parmi une offre très diverse de rhums agricoles et traditionnels. Pour rappel, les rhums ne sont pas soumis à un comité de dégustation avant embouteillage.

 

© Spirits Selection

Surtout, l’IGP permet aux terroirs guadeloupéens de s’exprimer. La notion de terroir (un mot français qui n’a d’équivalence dans aucune autre langue) peut être difficile à cerner ; cet ensemble complexe comprend généralement un climat, une géologie, une topographie et un sol. Il peut être naturel, ou au contraire résulté en partie ou entièrement de l’activité humaine. Mais il comprend également un savoir-faire, puisque l’homme joue un rôle fondamental dans l’expression de ce terroir, que ce soit par un travail d’adaptation de l’agriculture aux conditions du terroir, ou pour en revenir à la production de rhum, par la maîtrise des fermentations, de la distillation ou de l’élevage des rhums dans le contexte particulier du terroir.

Toutes les parcelles de canne cultivées en Guadeloupe peuvent revendiquer l’IG. Or, il existe de véritables distinctions de terroir au sein de l’archipel, et avec elles de multiples palettes aromatiques. Le terroir basse terrien est différent du terroir de Capesterre, du Moule ou de Marie Galante.  Chaque distillerie peut donc imprimer sa « patte ».

C’est sans doute là la grande réussite de cette IGP : un cachet qui garantit l’origine géographique et protège les producteurs, tout en leur laissant le loisir d’expérimenter, de se démarquer, et de créer des rhums uniques.

Ont contribué à cet article : Miguel Glomet, François Longueteau,  François de Lavigne, Danilo Grenci, Christian Vergier, Dominique Honoré – Reproduction avec l’aimable autorisation de Thierry Heins

17/1/2022